13
Les cris déchirants de Pharaon emplirent le palais. Marchant de long en large, se frappant le front de son poing fermé, levant la tête vers un ciel implacable, il laissa libre cours à la douleur qui lui broyait le cœur.
Les médecins n’osèrent prononcer le moindre mot. Le roi semblait avoir perdu tout contrôle de lui-même. Il bredouillait des phrases incompréhensibles où revenait sans cesse le nom du dieu Aton.
Le rituel quotidien fut bouleversé. Pharaon ne se rendit pas au grand temple pour célébrer la naissance de la lumière. Majordomes, chambellans et serviteurs attendirent des ordres qui ne vinrent pas. D’inquiétantes rumeurs circulèrent dans les quartiers de la cité du soleil. On dit que le roi était devenu fou, qu’il avait été assassiné, qu’une révolte avait eu lieu au palais… Le calme revint lorsque des badauds, éberlués, virent passer un char où avaient pris place la grande épouse royale Néfertiti et sa fille Akhésa, précédé par des fantassins portant des piques et courant à vive allure. La surprise fut si totale que la foule n’eut pas le temps de se rassembler et de manifester sa joie de revoir celle qui étendait sur la capitale sa protection magique. Les plus humbles savaient que, depuis la disparition de Néfertiti, des démons s’étaient engouffrés dans les maisons pour corrompre les âmes. Quand Néfertiti chantait et jouait de la musique, les êtres obscurs rôdant dans la nuit demeuraient dans les ténèbres et ne dérobaient pas la vie des nouveau-nés.
Le malheur allait disparaître… Néfertiti, la belle au teint de déesse, la douce d’amour, l’aimée de Pharaon, était revenue !
Écartant le chef du protocole, Akhésa, tenant Néfertiti par la main, introduisit sa mère dans la salle du conseil où Akhénaton, effondré sur le trône, sanglotait.
— Disparaissez, ordonna-t-elle aux médecins.
— Nous ne sommes pas responsables, avança l’un d’eux. C’est une maladie que notre science ne permet pas de guérir. Nous avons…
— Disparaissez !
Les thérapeutes s’éclipsèrent. Néfertiti, la tête très droite, les yeux légèrement levés vers le haut, demeura immobile et ne leur accorda pas le moindre regard. La grande épouse royale n’avait rien perdu de sa dignité naturelle, mais sa légendaire cordialité avait cédé la place à une absolue froideur.
Akhésa lâcha la main de sa mère et se précipita vers son père. Peut-être sa chaleur lui apporterait-elle un peu de réconfort dans l’atroce épreuve qui lui était imposée.
— Elle est morte, dit-il, hachant les mots. Elle est morte à l’aube… mon enfant… Ma petite fille…
Néfertiti, silencieuse, fit quelques pas en direction de son mari, se guidant à sa voix.
— Je suis avec toi, annonça-t-elle.
Akhénaton leva la tête. Enfin, il la découvrit.
— Tu es revenue, toi que j’aime de tout mon être. Mais pourquoi…
— Aide-moi à m’asseoir à tes côtés. Et ne dis plus rien.
Akhésa se retira. Sa première mission de femme d’État était accomplie. Personne ne devait la voir pleurer.
Un silence pesant régnait dans la cité du soleil. La ville semblait morte, indifférente au printemps naissant. Ce matin-là, une brume épaisse recouvrait le Nil. Une grisaille inhabituelle obscurcissait le sommet des montagnes. Pas un char ne circulait dans les rues. Les bureaux, les échoppes, les ateliers restaient fermés. Nul enfant n’avait été autorisé à jouer sur le seuil de sa maison.
Le cortège funéraire avait quitté le palais pour se rendre au tombeau où serait enterrée la seconde fille du couple royal. La sépulture prévue pour la famille régnante avait été creusée dans une vallée aride, au cœur de falaises hostiles, à une dizaine de kilomètres du palais.
La veille, les embaumeurs, leur travail achevé, y avaient transporté la petite momie. Il ne restait plus au roi et à la reine qu’à célébrer les rites ultimes et à fermer la tombe pour l’éternité.
À la tête du cortège, le commandant Nakhtmin et des hommes d’armes. Puis le « divin père » Aÿ et son épouse, la nourrice Ti, portant dans ses bras une poupée qui symbolisait la renaissance de l’enfant dans l’autre monde. Elle précédait Akhénaton et Néfertiti, le pharaon tenant tendrement son épouse par le bras et la guidant sur le chemin. Enfin, les princesses, la fille aînée Méritaton devançant Akhésa. Fermaient la marche le prince Sémenkh, fiancé officiel de Méritaton, Toutankhaton, l’intendant Houy et le sculpteur Maya qui avait personnellement veillé à l’aménagement de la salle du tombeau réservée à la jeune morte.
Le sentier, tracé entre des rochers erratiques aux arêtes aiguës, devint pénible. Il fallut remonter le lit d’un oued desséché. La lente avancée était ponctuée par des cris de rapaces virevoltant dans le ciel. Des chacals observaient la progression de ces intrus qui pénétraient dans un domaine interdit. Un vent violent se leva, répandant un mugissement sinistre qui se répercuta de crevasse en crevasse. Nulle fleur ne venait égayer ces lieux voués à une solitude minérale.
Néfertiti paraissait s’appuyer sur Akhénaton mais, en réalité, c’était elle qui lui donnait la force d’assumer son rôle de roi et de père. Si le cœur d’une mère pleurait, celui d’une grande épouse royale devait rester ferme pour aider Pharaon à trouver la stature dont il aurait besoin dès son retour au palais.
C’était le premier décès tragique frappant la famille royale depuis son installation dans la nouvelle capitale. Il ne fallait pas qu’Aton en fût rendu responsable, lui qui était vie et lumière, lui qui dissipait l’obscurité enfermant la terre dans un linceul.
La princesse Akhésa marchait sans fatigue. Elle était moins émue par la disparition d’une sœur qu’elle connaissait mal et dont elle vivait éloignée que par la réconciliation de ses parents. Si Néfertiti s’était retirée, c’était en raison d’une infirmité que la plus belle des femmes d’Égypte désirait garder secrète. De retour aux côtés du roi, elle saurait effacer son désespoir. Si le couple royal s’unissait à nouveau, Aton accomplirait des miracles. Il rendrait la vue à celle dont la voix, montant jusqu’au ciel, le ravissait.
Akhésa leva les yeux vers le disque solaire, perçant avec difficulté un épais nuage. Elle crut perdre l’âme en apercevant un immense oiseau qui, parcourant le ciel à tire-d’aile, voilait la lumière.
Un immense corbeau à tête blanche qui disparut dans le lointain.
Devant l’entrée du tombeau, des pleureuses se lamentaient, enchaînant sans cesse les versets rituels qu’elles connaissaient par cœur. À chaque enterrement, leur corporation intervenait de la sorte, dissipant par ses plaintes les démons cherchant à souiller la demeure de résurrection.
Akhénaton et Néfertiti se présentèrent devant l’entrée du couloir qui descendait dans les entrailles de la falaise. La reine serra la main de son mari.
— Regardons le soleil, implora-t-elle. Il le faut.
Lever la tête vers Aton fut, pour Pharaon, un véritable supplice. Pourquoi le dieu qu’il vénérait avec tant d’ardeur lui infligeait-il une telle peine ? Pourquoi l’avait-il ainsi frappé dans ses affections les plus profondes ? Ne cherchait-il pas à éprouver sa foi ? Oui, la vérité se dévoilait… Aton exigeait de son prophète, le pharaon, la capacité d’affronter un destin contraire avec la dignité d’un sage illuminé par le soleil divin.
Le roi regarda Aton en face. Ses yeux ne furent ni éblouis ni brûlés.
— Tu apparais en gloire à l’horizon du ciel, déclama-t-il, divulguant le premier verset du grand hymne dont il était l’auteur, toi, Aton, qui es à l’origine de la vie.
Néfertiti éleva les mains vers l’astre brillant, rendant ainsi efficaces les paroles de son mari.
Le couple royal se chargea d’énergie divine. Le visage d’Akhénaton se transforma. L’extase remplaçait la peine. Néfertiti sentit qu’il était envahi par un flux puissant qui le détachait des réalités terrestres. À contrecœur, elle le rappela aux exigences du présent.
— Notre fille nous attend, murmura-t-elle d’une voix défaillante.
Elle le prit à nouveau par le bras.
Akhénaton ne résista pas. Le couple, obligé de se courber, pénétra dans le couloir du tombeau. Il descendit pas à pas.
Au centre d’une salle taillée dans le roc avait été installée une cuve de granit rose où reposerait la momie d’Akhénaton. Des scènes sculptées dans le plâtre, en cours d’exécution, ornaient les murs. Le roi et la reine passèrent dans une autre salle éclairée par des torches qui ne dégageaient pas de fumée.
Néfertiti ne put retenir ses larmes plus longtemps. Sur un lit funéraire était étendue la dépouille mortelle de sa seconde fille.
— Inclinons-nous devant la mort qui contient la vie, exigea Akhénaton.
Néfertiti témoigna de la même fermeté d’âme que son époux. Ensemble, ils saluèrent l’âme immortelle de leur enfant, appelant sur elle la lumière d’Aton.
La prière achevée, la grande épouse royale s’évanouit.
Le deuil imposé à la cour royale avait interrompu la célébration des fêtes et des banquets. Les nobles se terraient dans leurs villas, attendant que Pharaon sortît de son mutisme. À l’issue de la cérémonie des funérailles, Néfertiti, victime d’un malaise, avait été transportée dans son palais privé. Depuis plusieurs jours, les médecins se relayaient à son chevet, refusant de se prononcer.
Akhénaton s’était enfermé dans son cabinet de travail où il demeurait prostré, assis sur un tabouret en bois rouge incrusté d’ivoire et d’ébène dont le siège imitait une peau de léopard et dont les pieds avaient la forme de pattes de lion. Il ne mangeait plus, se contentant d’un peu d’eau. À ses pieds gisait le rouleau sur lequel il avait tracé les hiéroglyphes du grand hymne à Aton.
S’arrachant à sa léthargie, le roi se dirigea vers une fenêtre d’où il apercevait les eaux du Nil scintillant sous la lumière du couchant. Les mariniers ramaient. Le dernier bac ramenait chez eux les paysans qui avaient travaillé sur l’autre rive.
Akhénaton crut être victime d’une hallucination.
Glissant dans le bleu du crépuscule, un gigantesque cygne à la tête noire le fixa de ses yeux énormes avant de disparaître dans le manteau orangé dont le soleil mourant recouvrait les montagnes.
Le malheur prenait corps. La prophétie s’accomplissait.
— Le roi veut vous voir immédiatement.
Akhésa, bien qu’elle n’eût pas achevé sa toilette matinale, suivit le majordome. Elle bouscula sa servante nubienne qui, surprise, lâcha peigne et miroir. Décoiffée, pieds nus, sa robe mal ajustée, la princesse ressemblait à une sauvageonne.
C’est avec joie qu’elle se prosterna devant son père et lui embrassa les genoux.
Le visage du roi était creusé de rides profondes.
— Comment va mère ? demanda-t-elle.
— Elle n’a pas repris connaissance, Akhésa. La mort de notre fille…
— Tu es Pharaon, mon père. Tu n’as pas le droit de te lamenter. C’est de toi, et de toi seul, que dépend le bonheur de ton peuple. Si tu n’incarnes plus la joie, le malheur s’abattra sur l’Égypte.
Torse nu, Akhénaton ne portait qu’un simple pagne, comme les monarques des temps anciens. Conformément aux coutumes de deuil, il laissait pousser une barbe qui rendait plus inquiétants encore les traits d’un visage rongé par la lassitude.
— Ma fille est morte, mon épouse se meurt… Aton me met à rude épreuve, Akhésa.
— Tu es capable de la supporter, père. Tu as franchi bien d’autres obstacles. Ton règne et celui d’Aton ne font que commencer.
Akhénaton découvrait une jeune femme passionnée, remplie d’une fougue qui lui rappelait sa propre adolescence. Elle refusait le mal et la souffrance. Elle luttait contre le destin avec la folle certitude de l’emporter. Et si c’était en elle, à présent, que s’incarnait la volonté d’Aton ? Pharaon rejeta cette supposition absurde. Akhésa devenait sa seconde fille. Mais la gardienne de la légitimité, après Néfertiti, demeurait sa fille aînée, Méritaton.
— Tu dois avoir faim, mon père. Je n’ai pas pris de petit déjeuner. J’appelle le majordome.
Le roi tenta de la retenir mais, vive comme l’éclair, elle mettait déjà en œuvre sa décision. Qui l’empêcherait d’agir ? Akhésa était sortie de l’enfance, du palais confortable et luxueux où elle avait savouré le bonheur d’une famille unie, d’une existence facile et anonyme. Elle avait la faculté, caractéristique des êtres d’exception, de ne pas rester passive devant les événements les plus dramatiques et de façonner aussitôt un avenir.
Pharaon se sentit fier de sa fille. Que d’enseignements il aurait aimé lui transmettre si elle avait été l’aînée et si le cygne n’était pas devenu noir…
Une cohorte de serviteurs pénétra dans le cabinet privé du roi, guidée par le majordome. Les uns portaient des guéridons sur lesquels les autres disposèrent des plateaux chargés de victuailles. De la cuisine royale étaient sortis des cailles servies avec des concombres et des poireaux, un canard rôti, du poisson lattés à la chair molle, des figues, du pain encore chaud et de la bière tiède.
Tenaillée par la faim, Akhésa mangea à petites bouchées. Akhénaton n’accorda pas le moindre regard aux mets délicieux.
— J’ai une autre nourriture à t’offrir, ma fille : la vérité. L’Égypte s’appauvrit. Voilà presque un an que la haute administration me remet des rapports alarmants. Nos principaux vassaux n’envoient plus de tributs. La lumière d’Aton n’a illuminé les cœurs ni dans notre pays ni à l’étranger. Ici même, dans la cité du soleil, la population continue à adorer les anciens dieux. On me ment et on me trompe. Demain, le pouvoir m’échappera. Les prêtres de Thèbes triompheront à nouveau. Ils feront monter sur le trône un roi qui leur obéira.
Akhésa n’avait plus d’appétit.
— L’avenir ne sera pas ainsi !
— D’aucuns me croient naïf, Akhésa, incapable de prendre conscience du quotidien, perdu dans un rêve. J’aime la compagnie de Dieu. Mon premier devoir est d’être son prophète et de transmettre sa lumière. Mais je n’ai pas négligé mes autres tâches. J’ai fondé cette capitale. Cette cité me reniera bientôt.
Akhésa ne protesta plus. Elle avait vu le corbeau blanc. Elle savait qu’une ombre terrifiante s’avançait vers la capitale de la lumière.
— J’ai décidé, dit Akhénaton, de marier l’une de tes jeunes sœurs au roi de Babylone. Nous signerons ainsi un nouveau traité de paix.
— Cela ne suffira pas.
— Pourquoi donc ? Serais-tu devenue experte en politique internationale ?
— Non, père. Mais j’ai consulté des archives inquiétantes.
Akhésa expliqua qu’elle s’était introduite dans des locaux du ministère des Pays étrangers et qu’elle avait déchiffré les messages angoissés des vassaux de l’Égypte. Elle ne divulgua pas le nom du fonctionnaire Pached.
— Pourquoi ne leur réponds-tu pas, mon père ?
Akhénaton semblait égaré.
— Parce que je n’ai pas eu connaissance de ces missives, avoua-t-il.
— Qui aurait dû te les montrer ?
— Le diplomate Tétou. C’est lui qui est chargé de classer le courrier provenant de l’étranger. Je convoque Horemheb sur-le-champ.
— Non, Votre Majesté.
Akhésa avait rougi. Elle osait s’opposer à la volonté de Pharaon et s’effrayait elle-même de son impudence.
— Horemheb a quitté la capitale, ajouta-t-elle.
— Puisque tu disposes de tant d’informations, s’étonna Pharaon, connais-tu le but de son voyage ?
— Le « divin père » Aÿ a demandé au général de faire une tournée d’inspection en Asie. Il voudrait surtout s’assurer de la loyauté du roi de Byblos, Ribaddi.
Nerveux, Akhénaton se leva.
— Qui règne sur ce pays ? interrogea-t-il, courroucé. Qui donne des ordres ? Des courtisans, des militaires, mes propres enfants ! Cela n’a que trop duré. Regagne tes appartements, Akhésa, et n’en sors plus. Voici ma décision te concernant : tu feras partie de mes épouses mineures. J’annoncerai plus tard notre mariage à la cour. Comme enfant, je t’attribue la fillette d’une des nourrices. Tu ne t’en occuperas pas et tu ne la rencontreras même pas.
Pharaon se détourna.
L’audience était terminée.
Akhésa se morfondit plusieurs semaines. Même sa servante nubienne ne parvenait plus à obtenir d’informations confidentielles. Akhénaton convoquait un à un les dignitaires, les ministres et les hauts fonctionnaires, leur faisant jurer le silence sur la teneur de ces entretiens sous peine d’être condamnés à l’exil. Une langue finit pourtant par se délier. On apprit que le roi interrogeait ses sujets sur des points de théologie, éprouvait leur foi en Aton, leur lisait à haute voix des passages de son grand hymne.
Akhésa refusa l’oisiveté. Elle consulta quantité de papyrus, apprenant littérature, mathématiques, géographie, médecine, comptabilité, administration… Aucun sujet ne la rebutait. Elle avait une faim inextinguible de savoir. Elle sentait qu’il ne fallait pas perdre ces heures-là, les utiliser pour mûrir, engranger les connaissances qui lui étaient nécessaires. L’ambassadeur Hanis, désœuvré en raison d’un manque de consignes précises, apportait à la princesse des documents qu’il empruntait à la Maison de Vie et lui servait de précepteur. Cette intense activité intellectuelle avait obligé Akhésa à refuser plusieurs invitations à la chasse du prince Toutankhaton. Elle prétexta l’ordre formulé par Pharaon qui la contraignait à vivre en recluse.
Néfertiti demeurait inconsciente, en dépit des drogues que les médecins lui administraient.
De l’expédition du général Horemheb, aucune nouvelle. Impossible de prévoir la date de son retour.
La cité du soleil vivait dans la torpeur et dans la crainte. Les denrées alimentaires parvenaient aux marchés avec un retard de plus en plus grand.
Akhésa était partagée entre un sentiment de révolte contre son père et la volonté de servir sa cause. Devenir sa femme et avoir une position officielle de « mère », même s’il ne s’agissait que d’étiquette et de conventions dynastiques, lui conférait une stature nouvelle. Hélas, elle ne pourrait rivaliser d’influence avec sa sœur aînée et serait reléguée dans un rôle sans réelle importance. En déplaisant au pharaon, elle s’était condamnée à un bonheur terne et sans envergure.
Comment ne pas reprocher à son père d’accepter avec passivité l’effondrement de son œuvre ? En écartant Akhésa, il avait cru se libérer d’un poids inutile. Elle avait espéré lui redonner le goût du pouvoir. Il avait préféré se réfugier dans sa foi.
Akhénaton courait à l’échec. L’envisager avec résignation était pire qu’un crime. Elle était de son sang, elle brûlait du même feu que lui. Mais elle n’avait aucun moyen d’agir, de retarder cette déchéance dont elle souffrait dans sa chair et dans son cœur.
La lune brillait dans le ciel. Animée par un dieu redoutable, « le grand traverseur » habile à trancher les têtes, elle avait pour fonction de déclencher les événements, de transformer en réalité terrestre les intentions divines. L’astre de la nuit décidait du moment des accouchements, amenait les fruits à maturité, donnait la victoire aux chefs d’armée aptes à déchiffrer sa croissance et sa décroissance. Akhésa contempla le dieu lune, le suppliant de faire se lever un vent nouveau qui balayerai les senteurs fétides de la décomposition de l’empire.
La princesse entendit un bruit insolite provenant de la terrasse fleurie située juste au-dessous de sa chambre.
On grimpait le long du mur.
Akhésa ne possédait aucune arme. Elle ne songea pas à s’enfuir. Elle voulait voir le visage de celui qui s’introduisait chez elle comme un voleur.
L’homme enjamba la fenêtre.
Maya, le sculpteur.
Il détestait la princesse et ne le lui avait pas caché. Le rugueux artisan dévisagea la jeune femme avec froideur.
Elle ne recula pas d’un pas. S’il venait pour la tuer, il ne jouirait pas de sa peur.
— Pardonnez cette intrusion, Majesté. Mais personne ne devait me voir.
— Pourquoi donc ?
— Je devais agir en secret, sur l’ordre de la reine mère Téyé. Elle veut vous parler.
— Téyé ? Mais elle réside à Thèbes !
— Précisément. Nous partons cette nuit.
Maya et la princesse quittèrent la capitale à cheval. Après avoir dépassé le poste frontière du sud en décrivant un large demi-cercle dans le désert, ils montèrent à bord d’un bateau qui les attendait, dissimulé dans des roseaux, loin de toute habitation. Une cabine peu confortable y avait été aménagée pour accueillir Akhésa. Mais elle n’avait plus envie de dormir. Trop excitée, elle demeura sur le pont, cherchant à dialoguer avec Maya qui ne se dérida pas. Il ne lui accorda aucune confidence. Accusé par la fille de Pharaon d’avoir pris la tête d’une bande de comploteurs, le sculpteur n’opposa aucune dénégation. Pressé de questions, il reconnut ne pas avoir brisé les liens avec ses collègues thébains, les constructeurs de la Vallée des rois. La politique des pharaons lui importait peu, à condition qu’ils respectassent la confrérie à laquelle il appartenait. Il reprochait à Akhénaton d’avoir employé de mauvais ouvriers, des apprentis mal formés qui gâchaient le métier. Cette faute-là était impardonnable à ses yeux. Maya avait accepté de servir d’agent de liaison à celle qui préservait un fragile édifice : la reine mère Téyé. Elle avait tenté d’empêcher la guerre civile. Depuis sa dernière visite au roi, les plus grandes craintes l’avaient assaillie. Ajoutées à une extrême fatigue, elles avaient miné son organisme affaibli par l’âge. Sentant la mort s’approcher, elle avait exigé la présence d’Akhésa, chargeant Maya de la lui amener.
Akhésa perdit sa lutte contre le sommeil. La voyant endormie, Maya la porta dans la cabine du bateau et la déposa sur des coussins, puis étendit sur elle une couverture. Avant de la laisser reposer, il l’admira. Il y avait dans ce corps sublime une âme indomptable. Quel homme serait capable de la maîtriser ?
Le bateau accosta un quai désert de la rive ouest, en face de Thèbes. Aucun de ceux qui en descendirent n’arborait de signe distinctif, bijou, collier ou pendentif laissant paraître qu’il appartenait à la cour d’Akhénaton. Tous avaient l’allure de simples marins ne portant qu’un pagne court et usé. Akhésa, comme n’importe quelle fille de pêcheur, avait les seins nus et les cheveux libres.
Une formidable curiosité l’animait. Découvrir Thèbes, la glorieuse cité dont l’univers entier vantait les merveilles, cette ville impie que son père avait rejetée.
Grande fut la déception d’Akhésa, quand elle s’aperçut que l’immense capitale du dieu Amon déployait ses fastes sur l’autre rive.
— Pourquoi avons-nous abordé ici ? demanda-t-elle à Maya qui organisait un convoi avec des âniers. Ne dois-je pas me rendre auprès de la reine mère ?
— Elle réside dans son palais d’occident, répondit-il, non loin de Karnak, sur la rive opposée.
Le paisible cortège, se déplaçant au rythme lent des travailleurs agricoles, laissa sur sa droite le temple funéraire du pharaon Aménophis III, dont l’entrée était marquée par deux colosses assis[6]. Plus au sud, il avait fait édifier un somptueux palais[7] et creuser un lac de plaisance où il aimait se promener en barque en compagnie de son épouse aimée, Téyé. Non loin s’ouvrait l’inquiétante Vallée des rois dont l’entrée était gardée jour et nuit par des hommes armés veillant sur la dernière demeure des pharaons. La princesse aurait aimé se rendre au temple de la reine-pharaon Hatchepsout, précédé du plus célèbre jardin d’Égypte[8], mais l’heure n’était pas à la flânerie. La petite troupe aborda la voie pavée qui longeait la résidence d’Aménophis III. Les hommes de Maya, qui avaient dissimulé des armes dans un ballot de foin que portait un âne, étaient prêts à intervenir en cas de danger.
L’endroit paraissait des plus calmes. Depuis la mort d’Aménophis III, les courtisans l’avaient déserté. Le petit temple d’Amon n’était plus desservi que par quelques prêtres. La salle d’audience était fermée, en l’absence d’un pharaon régnant.
Maya se présenta à la porte de l’ouest, située en retrait par rapport à plusieurs villas, entourées de hauts murs et réservées aux dignitaires de la cour royale. Elles aussi, aujourd’hui, étaient vides d’occupants, ces derniers ayant été contraints de s’installer dans la cité du soleil. Le commandant de la garde privée de la reine mère fut averti qu’un groupe de paysans désirait pénétrer dans la résidence pour y livrer des céréales.
— D’où viens-tu ? demanda-t-il à Maya.
— De la vraie capitale.
— Quel est ton dieu ?
— Celui qui est caché[9].
— Quel est ton maître ?
— Ce dieu même, lorsqu’il est en paix[10].
Le commandant, satisfait d’avoir obtenu les mots de passe corrects, examina le faux paysan.
— Tu es Maya, n’est-ce pas ? Entre vite. La reine mère est au plus mal.
Maya, Akhésa et le commandant franchirent à pas rapides une grande cour, passèrent devant le palais royal gisant dans le silence et pénétrèrent dans le petit palais du sud où se trouvait la chambre de Téyé. Akhésa fut émerveillée par la perfection des frises de végétaux et d’animaux. Ces artistes-là, il est vrai, avaient davantage de génie que ceux de la cité du soleil.
Téyé, désapprouvée par son médecin, s’était levée la veille pour se rendre, en chaise à porteurs, jusqu’à la tombe qui avait été préparée pour elle. Coffrets, statuettes, vases canopes, mobilier… Les objets rituels y étaient déjà disposés. Téyé avait choisi de se faire représenter recevant les rayons bienfaisants du soleil divin, Aton, mais avait exigé que le nom d’Amon fût cité dans les inscriptions qui lui assuraient l’immortalité. Comment aurait-elle pu trancher de manière brutale entre Amon et Aton, entre le dieu de son mari et celui de son fils ?
La mort l’envahissait avec douceur.
Quand Akhésa se présenta devant elle, Téyé, couronnée, avait pris place sur un trône en bois doré dont les côtés étaient décorés de signes hiéroglyphiques symbolisant la vie et la stabilité. La princesse fut fascinée par la majesté émanant de la reine mère.
— Je voulais te voir une dernière fois, Akhésa.
— Majesté…
— Ne gémis pas. Mon temps est compté. Toi seule seras capable d’éviter un désastre. Tu as déjà accompli la mission que je t’avais confiée en ramenant ta mère auprès de Pharaon… Tu dois faire davantage.
L’inquiétude troubla les yeux clairs de la princesse.
— Sans doute ne seras-tu pas reine, Akhésa… Mais ne permets pas à ce pays de se diviser. Le soleil d’Aton doit répandre la lumière, non le sang.
La parole de Téyé devenait embarrassée. Akhésa se précipita vers le trône. Elle s’agenouilla et baisa les pieds de la reine mère.
— Comment agir ? Le pharaon m’a écartée, je n’ai aucun pouvoir ! Je suis condamnée à me terrer dans le silence d’un palais.
La souffrance déforma les traits de Téyé.
— Ton pouvoir, Akhésa, c’est toi-même… Ne recherche pas la vérité hors de ton cœur… Tu ne t’appartiens plus, fille de Pharaon, tu n’es plus libre…
Les mains de la reine mère s’étaient crispées sur les accoudoirs du trône. Une douleur fulgurante lui déchira la poitrine.
— Sur qui puis-je compter ? demanda Akhésa, désemparée.
Téyé tenta de répondre, mais les mots ne franchirent pas le barrage de ses lèvres. Elle fit appel à ses ultimes ressources. Elle devait prononcer un nom. Fixant Akhésa, implorant l’aide d’Amon et d’Aton, la reine mère extirpa de son corps usé les dernières parcelles d’énergie.
— Sur… Toutankhaton.
La tête de la reine mère Téyé s’inclina sur son épaule gauche.